Monologue : sur les êtres abandonnés

J’aimerais savoir. Quand est-ce que s’ouvrent les ailes du papillon ? En existe-t-il seulement encore, des papillons ? Quand j’étais petite, il y en avait plein qui voletaient dans les lavandes. Quand il avait plu, la terre exhumait son souffle chaud et l’air se chargeait de ces odeurs de sève de pin, d’essence de lavande et de mousse humide. J’enfilais mes bottes de pluie bleu-ciel et puis, j’échappais à mes parents pour aller courir dans le jardin.

Je recueillais, tout doucement dans ma main, des petites bêtes comme mon grand-père m’avait appris à le faire. Je les mettais dans un petit bocal de confiture vide au couvercle percé. Après les gaufres au sucre du goûter, préparées par papa, assise sur les genoux de maman, je scrutais à la loupe, avec méticulosité, ces petits insectes plein de vie. Avant le dîner, en pyjama et robe de chambre, dans mes bottes, je redonnais la liberté à ces petits êtres minuscules.

J’aimais m’attacher aux choses dont beaucoup d’autres se moquaient. Aux petits détails, aux mondes souterrains, parallèles. À ce vivant minuscule dans son étrange microcosme que l’on prend si peu le temps de regarder. Je me suis souvent demandé, enfant, ce que je serais si j’étais un de ces petits insectes. Parfois, j’étais une fourmi, cette petite travailleuse organisée, ou une abeille qui me semblait aussi douce et délicate que les fleurs qu’elle butinait. Peu avant mes huit ans, j’avais opté pour la coccinelle. Maman avait dit tout haut : « La bête du bon Dieu ?  » Puis elle était partie étendre du linge dehors.

Je ne voyais pas vraiment ce que le « bon Dieu » venait faire dans cette histoire, je ne l’avais pas invité après tout. Au début, qu’il s’invite m’avait perturbée. Et puis, j’ai fini par l’oublier, lui et mes histoires d’insectes. C’est quelques années plus tard qu’ils sont revenus. J’avais seize ans. Mes parents passaient un weekend en Provence. Remuant de fond en comble l’armoire de ma mère à la recherche de son petit pull jaune que j’aimais tant, je l’ai vue. Cachée derrière un tas de foulards, une boîte bleu-pâle. Je n’ai pas voulu l’ouvrir mais elle m’appelait. N’y tenant plus, j’ai enlevé le couvercle en me disant que c’était certainement sans importance.

Il y avait des papiers. Le nom d’une petite fille de six mois, Blanche. Des documents officiels actaient l’adoption, reconnaissaient, à Monsieur et Madame mes parents, leur autorité parentale. Mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai mis ma main sur mes lèvres pour retenir un tremblement. Une femme m’avait mise au monde, m’avait appelée Blanche et je ne l’étais plus tout comme je l’étais encore. J’avais été une coccinelle minuscule placée sous la grâce du « bon Dieu ».

Je suis partie chez mon grand-père, le temps qu’il a fallu. C’est étrange, j’ai pardonné plus vite à cette inconnue qui m’avait portée, donnée à la vie et abandonnée, qu’à mes parents qui m’avaient caché mes origines. Un jour, je suis rentrée à la maison. Maman et papa avaient vieilli. J’avais moi aussi changé. J’ai compris qu’à l’avenir, ce serait à moi de les serrer dans mes bras.

Si j’étais un insecte aujourd’hui, c’est un papillon que je voudrais être. Ce n’est pas la petite fille qui le demande, c’est la femme qui vient après et cela change tout.

R.A

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